C’était un autre monde, difficile à imaginer pour qui bénéficie aujourd’hui des facilités offertes par le progrès, sans en mesurer toujours les contraintes.
Loin de la douceur de vivre évoquée par la légende, vouée au travail quotidien, ignorant les vacances, la vie était austère et rude, non ressentie comme telle cependant, faute de comparaisons et non dénuée d’avantages. Falvy était une ‘communauté’ plus conviviale qu’aujourd’hui où tant de sollicitations dispersent la population.
Loin de la splendeur médiévale de la seigneurie de Falvy, le village avait déjà bien décliné depuis le temps, un demi-siècle plus tôt, où il possédait notaire et sucrerie et pouvait rivaliser avec les petits bourgs voisins.
Avant la guerre de 1914 il comptait cependant encore 263 habitants, ayant tous au pays leur subsistance, modeste il est vrai. On y recensait plus de 10 fermes, un maréchal, un important atelier de charronnage et carrosserie, un menuisier, un peintre, un marchand de ‘nouveautés’, quatre épiceries et autant de cafés. Au total un nombre d’emplois élevé, les moins bien lotis étant les ‘journaliers’ employés aux travaux saisonniers et voués au gagne-pain parcimonieux dans la morte-saison.
Les besoins étaient heureusement sans commune mesure avec ceux d’aujourd’hui : habitat médiocre, chauffage au bois, éclairage au pétrole, subsistance tirée du jardin, pas de confort, pas de sorties, sinon par le ‘tortillard’ qui menait d’Athies à Péronne. Rares étaient les réjouissances, dont le sommet était la ‘fête’ le premier dimanche d’Octobre. Sur la petite place se serraient bal, tirs, marchands de nougat et un manège déjà assez moderne qui me captivait. La vie avait son équilibre et ses rythmes : scolaires, professionnels, religieux. Les gens du peuple ne manquaient pas d’un certain esprit frustre et bon enfant. Outre les notables qui étaient alors le Maire, l’instituteur, le curé, des personnalités affirmées s’imposent encore à mon souvenir. Alfred Grimaux, aux grosses malices, dur au travail, père de dix enfants, mort récemment presque centenaire après avoir fêté ses 70 ans de mariage avec Noémie. Son père Emile, tout fier de la guerre qu’il avait faite en 1870 avec les zouaves, brocardant Bazaine qui ‘avo vindu ches patalons avu ches hommes qui étaient a din Tchou père’, le forgeron, qui ne voyait que d’un œil, Zéphir au nom peu assorti avec son emploi de garde-champêtre, Ulysse le charron et Horace le peintre qui n’avaient rien d’antique. Et par-dessus tout à mes yeux d’enfant, Victor Tripet le magnifique ‘suisse’ dont le costume et les mollets agrémentaient les nombreuses célébrations religieuses.
Le tortillard transportait marchandises et voyageurs. Une locomotive à vapeur tirait des wagons en bois qui n'étaient pas très confortables.
Savoureuses aussi étaient les vieilles femmes : Léocadie, la femme de Victor, Adélaïde (laide mon onc’ Jean), Armance la couturière, Irma la lavandière et Pascaline, quelque peu ‘poivrote’ et pittoresque.
La vie, monotone sans doute, n’était pas triste. Le remède à la nostalgie était la ‘goutte’ prise au comptoir. Les gens s’amusaient de peu. Le monde des jeunes, plus étoffé qu’aujourd’hui, n’était pas avare d’espiègleries auxquelles je n’étais pas le dernier à participer. Peut-on porter un jugement après coup ? Chaque époque doit être appréciée dans son contexte. La nôtre peut se flatter d’un confort sans commune mesure avec ce qui existait alors mais sommes nous plus heureux pour autant ?
Maurice Duclaux, Le canard de Falvy – journal biannuel – juillet 1990